Le triangle dramatique

Et si on arrêtait de jouer pour être libre?

11 Août 2019

Sans que nous nous en rendions toujours compte, la plupart de nos échanges suivent les règles d’un jeu de rôles inconscient très codifié : le triangle de Karpman (du nom de Stephen Karpman qui l’a mis en évidence dans les années 60), dit le triangle dramatique. Dans ce jeu, il existe 3 rôles: La Victime, le Sauveur et le Persécuteur qui interagissent entre eux. Même si chaque être a sa personnalité et sa singularité, chacun de nous a un rôle de prédilection pour participer inconsciemment à ce jeu.

Aucune relation n’échappe au triangle dramatique : les relations de couple, professionnelle, amicale et familiale. Voyez Blanche Neige, victime de la méchante reine qui attend (sommeil) d'être sauvée par le prince Charmant... Et c'est pareil pour Cendrillon (victime de la famille toute entière) et la Belle au Bois Dormant (victime de la méchante fée)...     

Au sommet du triangle, nous avons celle qui lance le jeu: une Victime. C’est une personne qui est systématiquement dans la plainte et l’impuissance. Elle ne peut rien à ce qui lui arrive, elle prétend n'avoir aucune prise sur sa vie. "C'est tout le temps pareil", "ça ne marche jamais", "j'ai jamais de chance moi!","c'est jamais bien ce que je fais"...

Il y a plusieurs types de victimes. Certaines sont très expressives voire de vraies têtes à claques qui agacent et cherchent les ennuis en geignant systématiquement, en ne laissant aucune chance à son interlocuteur de lui proposer une issue, une solution... D’autres sont plus discrètes et pudiques mais vous expliquent très rapidement alors que vous venez de les rencontrer, que tout va mal dans leur vie, elles ne perdent pas une occasion de s’épancher, et se lamentent que depuis toujours elles jouent de malchance, comme si elles attiraient les ennuisProvocateur ou discret, l’état de Victime rend « intouchable » d’une certaine manière : qui aurait le cœur à houspiller une personne déjà si malheureuse ?

Pour se poser comme Victime, il faut avoir un Persécuteur

Le Persécuteur fait souffrir la Victime. Il critique beaucoup et a tendance à ne voir et ne verbaliser que ce qui ne va pas, en ne complimentant jamais sur ce qui va. Il se sent généralement supérieur aux autres : plus beau, plus intelligent, plus sachant, plus malin… Il veut dominer et avoir le dernier mot. Il aspire peu à la remise en question. Des persécuteurs encore plus pervers et retors se cachent derrière des personnalités avenantes et compréhensives d’un prime abord, qui flattent leurs victimes et leur font plein de promesses (qu’ils ne tiendront évidemment pas volontairement ou involontairement) pour obtenir ce qu’ils souhaitent d’elles…

Quand elle n'a pas de Persécuteur physique, la Victime tient pour responsable de sa situation insatisfaisante la société tout entière, ou certains de ses aspects (les Impôts, l'économie, le monde du travail, le système...)

Donc en se plaignant la Victime attire à elle un Sauveur

Le Sauveur est une personne gentille, très gentille, voire trop gentille. C’est une personne souvent fort sympathique, généreuse, et pleine de bonnes intentions, emprunte peut-être même d'une certaine candeur et naïveté. Le Sauveur cherche absolument à éviter le conflit. C’est justement parce qu’il souffre souvent d’une faible estime de lui-même qu’il cherche par tous les moyens à trouver de la reconnaissance et de la valeur dans le regard de l’autre par un comportement de super héros. 

Toutefois un Sauveur n'est pas un Sauveteur (pompiers, médecins, psys, ...), et les interventions du Sauveur ne seront jamais salutaires. D'une part parce que la Victime n'a pas réellement envie de quitter son STATUT (statue?) de Victime, et d'autre part parce que le Sauveur trouve lui aussi du sens à sa vie en aidant cette personne.

Selon notre histoire familiale et sociale, nous avons un rôle (inconscient) de prédilection dans lequel on a tendance à s’installer en attirant à Soi les 2 autres types de personnalité... pour jouer. 

Etes-vous plutôt Victime, Bourreau ou Sauveur ? à moins que ce soit un peu de chaque...?

La Victime est un adulte qui n'a pas osé ou/et réussi à prendre la responsabilité de sa vie et son autonomie. Il cherche systématiquement à se réinstaller entre un bourreau et un sauveur, comme un enfant soumis à ses parents tantôt normatif et sévère, tantôt nourricier et avenant.  

Le Sauveur est un adulte qui, enfant, s'est senti très tôt responsabilisé. Ce peut être un enfant entre un père omnipotent et une mère soumise, un enfant dont l'un des parents est parti prématurément et qui s'est senti devoir assumer à sa place ("C'est toi l'homme / la femme de la maison maintenant!"), un enfant qui a été socialement humilié, moqué et qui, devenu adulte, ne supporte plus la souffrance d'autrui qui lui réactive la sienne, laquelle à l'époque n'a pas été considérée par un adulte...

Le Persécuteur a pu être un enfant-roi, à qui, les limites ont été mal posée, ou au contraire un enfant ayant souffert d'une éducation trop normative voire castratrice, qui adulte, prend une sorte de revanche.

Quelles sont les règles de ce jeu ?

"Le tyran tyrannise grâce à une cascade de tyranneaux, tyrannisés sans doute mais tyrannisant à leur tour." - Etienne de la Boétie - "De la Servitude Volontaire", 1549.

Ce jeu n’a rien de ludique puisqu’il mène souvent aux tensions et conflits, car il dégénère systématiquement. Démonstration...

La Victime est persécutée ou incomprise pour la énième fois… 

Pour la énième fois le Sauveur va tenter quelque chose et pour la énième fois se retrouver en échec. Mais c'est la fois de trop pour lui: il se sent impuissant et sa frustration devient trop forte et incontrôlable. Il explose. Plusieurs solutions possible: 

- s'en prendre au Persécuteur: Plus de Persécuteur, plus de Victime. Logique! Le Sauveur part donc en expédition punitive en découdre avec le Persécuteur. Et c'est là que les rôles tournent. Le Sauveur devient le Persécuteur, le Persécuteur devient une Victime, et souvent la Victime va devenir le Sauveur en prenant la défense de son ex-Persécuteur! Oui, on tourne en rond.

- s'en prendre à la Victime: A vouloir absolument sauver la Victime (qui ne veut pas être sauvée au fond d'elle-même!), le Sauveur va employer une méthode forte et radicale (la faire interner par exemple) ou l’admonester sans égard ("J'en ai marre, je n'en peux plus de toi, tu es un boulet ! Prends toi en main !"). Le Sauveur peut parfois devenir violent et brutaliser physiquement la Victime tant sa décharge est puissante. Dans ces 2 cas, le Sauveur devient aussi le Persécuteur, et il n'est pas rare de voir l'ex-Persécuteur se poser en défenseur et nouveau Sauveur de la Victime. (Si le Persécuteur de la Victime était "le système", et si le Sauveur devient violent avec la Victime, "le système" via la Justice défendra la Victime).

En même temps, soumis à tant de frustration, le Sauveur fatigue et s'épuise physiquement et moralement, et on peut aussi énoncer que le Sauveur devient la Victime de la Victime qui devient, elle, son Bourreau... Vous suivez?

Comment sortir de ce triangle infernal ?

Tout d’abord, il s’agit de déterminer objectivement dans quel rôle on a tendance à se placer, et quel est le bénéfice secondaire de cette position :

Le bénéfice d’être dans le rôle de la Victime, c’est qu’on est responsable de rien (la victime est comparable à un petit enfant obéissant et soumis ou à un ado rebelle contestataire et capricieux mais passif).

Le bénéfice d’être un Sauveur est très gratifiant et valorisant pour l’image de Soi. (le sauveur est comparable à un parent nourricier)

Le bénéfice d’être un Persécuteur est d’avoir le pouvoir (le persécuteur est comparable à un parent tyrannique et autoritaire).

Dans les 3 cas, il est question de rééquilibrer sa posture en passant en mode Adulte, c'est à dire en devenant objectif, cartésien et responsable.

La Victime doit apprendre à se responsabiliser et passer à l’action (différent de réaction qui est une réponse à une stimulation extérieure). Il n’y a que les enfants qui ne sont pas responsables de ce qu’ils vivent. Adulte, on devient responsable de la vie qu’on mène. On est toujours en partie responsable des situations qu’on traverse et dans lesquelles on se place, et dans lesquelles on choisit de rester pour tout un tas de (mauvaises) raisons telles que l‘habitude, la peur de l’inconnu, les blocages … Quand on est Victime, on doit chercher sérieusement et reconnaître sa part de responsabilité dans la situation et l’assumer. On doit par ailleurs se réapproprier son pouvoir créateur et devenir l’architecte constructeur de sa vie. Si on n’y parvient pas seul, aller chercher une vraie aide objective auprès d’un Sauveteur, c'est à dire un thérapeute dont c’est le métier est un premier pas vers la sortie du triangle…

Le Sauveur doit accepter de défaire son costume en toc de Super-Man et cesser de se sentir responsable du bonheur du Monde entier. Le Sauveur doit apprendre à n’aider que les gens qui lui en font la demande explicite, et que si cette demande d’aide entre dans ses compétences. Aider, ce n’est pas faire à la place : Là est toute la différence entre aider et sauver. On peut rendre service à l’autre, l’accompagner, le soutenir, mais on ne l’aidera pas si on le sauve malgré lui et/ou en gérant la situation à sa place en le privant de prendre ses responsabilités. Cette petite histoire extrait du film « Oui, mais... » de Yves Lavandier avec Gérard Jugnot dans le rôle du psy en est l’illustration parfaite.

Le Persécuteur est sans doute le rôle le plus difficile à quitter dans la mesure où un persécuteur se remet rarement en question… Un dictateur abdique rarement. A la base, c’est parce qu’il a peu confiance en lui, appréhende les échanges avec l'autre et ne sait pas relationner, qu’il devient Persécuteur : rôle qui le met à l’abri des négociations et de l’échange. Donc le Persécuteur doit apprendre à relationner et à accepter les avis et les goûts des autres, même s’ils ne correspondent pas aux siens. Il peut être une personne très normative, mais il doit au préalable déterminer et poser son cadre : je tolère ça, ça, ça… Je ne tolère pas ça, ça, ça… De cette manière, l’autre le côtoie en connaissance de cause et peut, si cela lui convient, trouver sa place à l’intérieur du cadre.  

« Tant qu’on reste dans l’idée que les autres nous doivent quelque chose, ou qu’on leur doit quelque chose, on reste enfermé dans le triangle. Moins on attend, plus on est libre. » Bernard Raquin – « Sortir du Triangle dramatique »