Le sentiment de redevabilité

Est-on en dette avec nos parents et aïeux ?

25 Avril 2021

"Tu ne serais rien sans moi !"

"Moi, j'ai tout fait pour toi !"

"Je vous donne votre chance, ne me décevez pas !"

"On se sacrifie pour tes études, tu sais..."

"Tu vas me le payer..."

Des phrases assassines qui sont autant de bonnes raisons pour se sentir redevable… 

Nous nous sentons souvent "responsables" de quelqu’un : de nos parents, de nos amis, de nos enfants, de nos collègues. En conséquence, nous nous imposons envers eux devoirsobligations et surtout des missions qui ont tendance parfois à sérieusement nous empoisonner l’existence et à nuire à la relation alors que, dans le fond, personne ne nous a rien demandé. Nous nous imposons des dettes inconscientes

D’où proviennent ces dettes qui induisent ce sentiment de redevabilité ?

La première dette, nous semblons la contracter envers nos parents puisque sans eux, nous ne serions pas là! En position d’enfant, nous avons des obligations envers eux. Mais leur devons-nous une dévotion et une reconnaissance éternelles ? Education, valeurs, savoir-faire, politesse, les parents transmettent ce qu'ils ont eux-mêmes reçu et-ou fabriqué. Il est indispensable de se visualiser comme un anneau de la chaîne familiale pour comprendre et accepter. Nous recevons de nos parents, ce qu'ils ont eux-mêmes reçu des leurs, et que nous transmettrons, nous, à nos enfants, après l'avoir ajusté, amélioré pour plus de confort et d’adaptation à l'époque. Se sentir redevable envers ses parents et ressentir la nécessité de "rembourser" ses parents, c'est aller à contre-sens du cycle de la Vie. Si tous les enfants devenus adultes se mettaient à dédommager leurs parents, que resterait-il pour la future génération? Les parents donnent la vie. Donner signifie mettre quelque chose en la possession de quelqu'un sans attendre de contre-partie.

Or certains ne ressentent pas cette indépendance vis-à-vis de leurs géniteurs, surtout quand ceux-ci ont une fâcheuse tendance à leur rappeler à quel point ils se sont sacrifiés pour eux. Certains ont trop souvent entendu leur mère ou leur père leur dire "J’ai tout fait pour toi !"… Et si on décidait d’entendre : "J’étouffais pour toi" ? ça change tout, non ? Les discours sacrificiels de nos aïeux peuvent avoir des effets pervers et nous entraver dans notre liberté de vivre.

En réponse au témoignage sacrificiel des parents, la personne s'installe dans un fantasme de toute-puissance (le fameux triangle de Karpman). Penser au sujet de ses parents, ou de son compagnon, ou de ses collègues, ou de ses amis : "Je ne peux pas le-les laisser, ils ont besoin de moi !", c’est se conforter dans l’illusion que l’on est indispensable et qu’on est leur sauveur. Donc que ce soit au travail, entre amis, ou dans le couple, nous rejouons souvent, sans le savoir, les relations compliquées que nous avions, enfant, dans le système familial.

Le sentiment de redevabilité s'installe d'autant plus chez les enfants qui évoluent dans une famille dysfonctionnelle. Au delà de la place officielle de chacun (père, mère, cadet, aîné...), il y a une distribution inconscience et tacite des rôles et missions de chacun au sein de la famille. Ainsi, un enfant pourra avoir pour lourde mission de maintenir la tête hors de l'eau d'un parent en dépression, un autre sera "parentifié" pour servir de suppléant à un père défaillant ou absent, un autre jouera le rôle de médiateur (voire de bouclier!) dans les nombreux conflits parentaux. Devenus adultes, ces enfants se sentent systématiquement obligés de prendre les autres en charge. Selon la mission inconsciente de leur enfance dans laquelle ils se sont installés, ils prendront la place du "protecteur", du "sauveur", toujours prêt à se sacrifier pour le bonheur des autres, enfin de son/ses parents en l'occurrence.

Il faut souvent faire un travail sur Soi avec l'observation et l'analyse du système familial d'où on vient pour réaliser tout cela et décider d'en sortir et de reprendre sa juste place. Les exemples les plus fréquents sont ceux du petit garçon qui perd son papa prématurément et qui s'entend dire en guise de condoléances "C'est toi l'homme de la maison maintenant!", ou de la petite fille qui perd un parent et à qui on confie, en guise de parole réconfortante, la lourde mission de prendre soin du parent restant en lui disant "Il faut être gentille avec ta maman / ton papa maintenant... Il/Elle a besoin de toi." 

D'autres se plient à la volonté patriarcale sans oser la contrarier et au détriment de leurs aspirations profondes et de leurs talents. Ils reprennent par exemple l'exploitation familiale, comme l’avaient fait, avant eux, tous les fils aînés depuis plusieurs générations. Ils font les études supérieures que le parent n'a pas pu ou su faire...

Les missions inconscientes se transmettent souvent de génération en génération et touchent notre intimité. Il existe des familles où les femmes sont systématiquement mères célibataires, les hommes étant exclus de l'éducation des enfants... depuis maintes générations. 

Les dettes inconscientes nous poursuivent souvent dans notre carrière professionnelle. Notre parcours professionnel est semé de conflits de loyauté. Certains sont capables de refuser un poste à plus haute responsabilité et mieux rémunéré dans une autre société par crainte de casser leur image de fidèle et loyal collaborateur : "Cette entreprise m’a donné ma chance en acceptant de me prendre en alternance alors que j'avais à peine 20 ans et je ne savais rien faire à l'époque. Je lui dois tout. En partant, j’aurais l’impression de la trahir !" confie Magali en séance. Ce type de situation implique une séparation et la confrontation au risque de perdre l’amour de ceux que l’on va contrarier. Être adulte c'est dépasser l'obéissance aveugle et la soumission au détriment de notre bien-être pour acter et concrétiser ce qui fait véritablement sens pour soi. 

"Il faut savoir, parfois, se montrer déloyal et passer outre sa culpabilité pour changer d’horizon. C’est très douloureux, mais indispensable. Il ne s’agit ni de trahison ni d’ingratitude." - Nicole Prieur

Vivre sa quête personnelle, selon son propre désir mène à devoir fermer des portes pour pouvoir en ouvrir d'autres (ce que j'appelle le théorème des courants d'air!), parfois à tirer un trait sur des relations qui se sont désagrégées ou qui n'ont plus d’intérêt pour nous. Il ne s’agit pas d’égoïsme mais, bien au contraire, d’une véritable ouverture au monde, d'une adaptation

Il ne s’agit pas de faire un reset du passé, ou de renier ses amis, ses origines, sa famille, son histoire, mais tout simplement de se défaire de ce qui nous retient, de ces liens toxiques qui nous entravent pour aller vers notre évolution et quête personnelle. On le fait pour soi, mais aussi pour ses enfants, de sorte à les rendre autonomes et indépendants. En effet, être parent c'est être le modèle, et pour faire des enfants autonomes, il est souhaitable que nous accédions nous-mêmes à notre propre autonomie et en particulier vis-à-vis de nos propres parents.