Etre en retard

ou l'art de briller par son absence

27 Août 2020

Alors que j’étais installée depuis presque 20 minutes pour assister à une conférence prévue à 20h00 pétantes, à 20h10, des personnes continuaient à entrer, de manière tout à fait décontractée, dans la salle… (En effet, les gens qui arrivent en retard sont souvent de bien meilleure humeur que ceux qui les attendent…) Mon voisin lâche d’un air résigné « Les gens ponctuels passent leur temps à attendre les gens en retard…» Sa remarque m’a semblé très pertinente. Pourquoi est-il si compliqué, voire quasi impossible, pour certains d’entre nous d’être juste à l’heure ? L’heure et le temps sont pourtant universels, les mêmes pour tout le monde. Nous disposons du même temps, des mêmes outils de planification et d’organisation de nos journées… Comment expliquer cette relation conflictuelle au temps pour les retardataires chroniques ?

Être en retard, c’est briller par son absence… C’est une manière de montrer (ou faire croire) à l’autre que notre emploi du temps est rempli de manière optimale. Quand j’étais ado, le père d’une copine disait « ça fait riche d’être en retard ». C’est une manière de se rendre important, demandé, ce que n'est pas l’autre puisque ponctuel. Cela trahi un excessive estime de soi et un narcissisme exacerbé qui ne permet pas de considérer et respecter le temps de l’autre. Certaines personnes ont une structure psychique telle qu’elles ne ressentent aucune empathie. Profondément égocentriques, elles ne sont pas en capacité à sortir d’elle-même, de leurs besoins, de leurs désirs, et les autres doivent se plier à ce désir. Elles n’ont pas le sens de l’autre. En général ce type de personnalité ne se remet pas en question. Il leur est beaucoup plus confortable et facile de fustiger les autres ("j'ai suivi un tracteur... ah ces agriculteurs!), l’environnement ("il y a tellement de circulation!"), le contexte ("c'est trop tôt 20h pour une conférence"), le matériel ("le GPS m'a fait prendre un itinéraire hyper long") que de s’excuser ou remettre en question leur manière de fonctionner.

Trop haute estime de soi ou piètre estime de soi, les conséquences sur les postures sont souvent les mêmes. Pour celui qui souffre d’une faible estime de soi, être en retard est une manière d’avoir de l’ascendance sur la relation à l’autre : la dominer, prendre le pouvoir et être un sauveur. Néanmoins c’est un désir de puissance sadique puisque le sujet est à la fois sauveur et bourreau. Pour être le sauveur qui  libérera l’autre de l’attente, il se place d’abord comme bourreau en imposant son retard. C’est une sorte de déclinaison du syndrome de Münchhausen par procuration : un individu blesse ou rend volontairement malade une personne dont il a la responsabilité, dans le but d'obtenir de l'attention et de la compassion pour lui-même en tant que responsable de cette autre personne.

Beaucoup moins retors, certaines personnes souffrent tout simplement de ne pas savoir dire « Non ». Par conséquent leur agenda est rempli d’engagements, dont la plupart ne les enthousiasment pas et surtout se superposent dangereusement. Ils acceptent un rendez-vous professionnel dans une journée déjà remplie, ils acceptent une soirée entre amis alors qu’ils sont fatigués et ne rêvent que de se coucher tôt… Il en résulte de réelles impossibilités logistiques, des horaires impossibles à respecter, et des retards trahissant le manque d’intérêt pour l’engagement pris. Il s’agit pour ces personnes de travailler à davantage d’affirmation de soi.

En tout état de cause, le retard systématique devient fréquemment une source d’agacement pour l’entourage du retardataire chronique et peut, à terme, le desservir et le marginaliser dans sa vie professionnelle, sociale, amicale et intime. Dans « Alice au pays des Merveilles », le lapin blanc qui dit sans cesse « En retard, toujours en retard… » guide Alice vers le pays imaginaire, là où le temps est totalement déréglé et n’a plus de prise. Dès lors, travailler sa relation au temps consistera à s’ancrer davantage dans la réalité.